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La Réforme et les images
La Réforme et les images
I - La critique de la Réforme
1) L'iconoclasme : une révolte sociale et une révolution symbolique
L'iconoclasme, ce mouvement de destruction, d'éloignement ou de mutilation des images, statues et objets de culte, a bien souvent accompagné, parfois précédé, parfois suivi, la propagation des idées de la Réforme. Avec l'iconoclasme, on sort des idées et des écrits, pour aborder un domaine très concret qui touche à des objets ; objets parfois très éloignés de ce que l'on appelle aujourd'hui des images.
Cette constatation me permet de poser une première affirmation : l'iconoclasme ne s'en prenait pas d'abord à l'image en tant que telle, au processus de figuration, à l'objet esthétique, mais à l'image en tant qu'elle était l'expression d'un pouvoir contesté et rejeté. Il s'agissait d'abord de détruire les symboles d'un ordre ecclésiastique honnis, et non d'effacer toute trace du visible. Par exemple, le Christ bénissant qui se trouve sur le trumeau de la cathédrale de Bourges n'a pas été détruit ; les huguenots se sont contentés de mutiler sa main droite bénissant, mais n'ont pas touché à sa main gauche tenant le Livre. Plusieurs études récentes, sur l'iconoclasme en France et en Suisse ont insisté sur son aspect essentiellement politique : de même qu'après la chute du mur de Berlin en 1989 les peuples nouvellement émancipés de la tutelle soviétique ont détruit, piétiné, démonté les symboles du pouvoir communiste, de même les populations révoltées contre un système d'exploitation qui reposait sur la fabrication et l'entretien d'objets de dévotion qui coûtaient cher au peuple ont détruit symboles les plus visibles du pouvoir contesté. Le cas de Zürich est exemplaire, puisque c'est sur la pression du peuple - et pour lui couper l'herbe sous les pieds - que le Conseil de la ville, politiquement affaibli par la mort successive de deux bourgmestres, dut se résoudre à publier un décret ordonnant la destruction des Götzen, des idoles. Celle-ci se fit en le 20 juin et le 2 juillet 1524 derrière les portes fermées des Eglises, afin d'éviter précisément que le peuple ne participe à cet acte libérateur. A l'inverse, mais selon une même logique politique, si Luther a quitté précipitamment sa retraite de la Wartburg en mars 1523 pour s'opposer aux actes iconoclastes de Carlstadt, c'est qu'il avait absolument besoin du soutien politique du Prince-Electeur de Saxe Frédéric le Sage, grand collectionneur de reliques et d'objets religieux.
Révolte politique, l'iconoclasme fut aussi une « révolution symbolique », pour reprendre l'expression d'Olivier Christin : il exprimait le passage d'un monde à un autre, d'une conception médiévale et magique, à une conception plus savante du sacré et de sa représentation. Plusieurs historiens ont relevé que l'iconoclasme était une sorte d'idolâtrie inversée : on s'attaquait d'autant plus facilement aux images qu'on leur attribuait encore un pouvoir sacré. Il s'agissait de vérifier que les images soient vraiment des idoles, et non des personnes réelles. Il fallait le vérifier, parce qu'au fond on n'en était pas tout à fait sûr. Ainsi on piétinait des hosties consacrées pour voir si elle saigneraient ; on les donnait à manger aux chiens pour voir s'ils s'écrouleraient morts ; on coupait le nez et les oreilles, les mains des statues pour qu'elles ne puissent plus respirer, entendre, agir. On faisait subir aux statues des mutilations que l'on opérait sur des personnes réelles, sans parfois bien distinguer entre l'une et l'autre tellement, dans la conception médiévale populaire, l'image (peinte, mais plus encore sculptée) était le double vivant de ce qu'elle représentait. On ne faisait pas de différence entre le signe et la chose. L'iconoclasme protestant pourrait ainsi bien être paradoxalement l'une des dernières manifestations de l'idolâtrie combattue. Une conclusion s'impose alors : une attitude libre et responsable vis-à-vis des images implique non leur destruction ou leur éloignement, mais leur sereine acceptation. Ce fut du reste l'attitude de Luther.
2) Luther : l'image sans l'esthétique
Le réformateur de Wittenberg se méfia d'abord des images, dans la mesure où il voyait en elles les supports d'une théologie des mérites et des oeuvres qu'il combattait absolument. Ses 95 thèses d'octobre 1517 furent toutefois essentiellement centrées sur le trafic des indulgences, non sur les images et encore moins sur la représentation de la foi en images. Il faut dire qu'il n'a guère le temps de s'intéresser à la question, secondaire dans le contexte de la Réforme naissante, des images. Un incident historique l'oblige toutefois à prendre position : tandis qu'il est réfugié en secret dans le château de la Wartburg (il en profite alors pour traduite le Nouveau Testament en langue vulgaire), il apprend que des troubles iconoclastes, fomentées par son ancien disciple Andreas Carlstadt, ont lieu à Wittenberg. Ces événements risquent de mettre en péril l'avancée de la Réforme en lui faisant perdre le soutien du Prince-Electeur Frédéric le Sage (grand admirateur de Luther, mais aussi grand collectionneur de reliques). Il quitte alors sa retraite forcée, arrive à Wittenberg et prononce en mars 1522 une série de prédications sur les images (prédications de l'Invocavit). Dans ces prédications, prononcées dans l'urgence de l'événement, il prend clairement position pour leur maintient en place, à condition que l'on cesse de les adorer. Il défend en outre leur neutralité : les images ne sont ni bonnes ni mauvaises ; elles sont des adiaphora, c'est-à-dire qu'elles ne relèvent pas des questions de foi. On peut être libre de les utiliser ou non, comme on peut être libre de se marier ou non. L'important est d'en faire un bon usage. Luther est pragmatique et pastoral dans son raisonnement : on peut faire un bon ou un mauvais usage du vin ou des femmes, dit-il, ce n'est pas une raison suffisante pour les interdire. Il en va de même pour les images.
A partir de 1525, Luther se préoccupe d'avantage de pédagogie, de la transmission de la nouvelle foi évangélique. Il veut atteindre le plus grand nombre, et propager l'Evangile partout, y compris dans une population rurale largement analphabète. C'est l'époque où il rédige son Petit et son Grand Catéchismes. Il découvre alors les vertus positives de l'image, son pouvoir de persuasion qui frappe l'imagination et aide la mémoire. Les gens simples et les enfants, dit Luther, « sont plus aptes à retenir les histoires simples quand elles sont enseignées par des images et des paraboles, que quand elles sont enseignées par des discours et des instructions ». Alors que trois ans plus tôt Luther disait des images qu'elles n'étaient ni bonnes ni mauvaises, il découvre maintenant qu'elles sont utiles « pour voir, pour témoigner, pour se souvenir, pour signifier. » Emporté par son zèle évangélique, il voudrait même faire peindre la Bible toute entière à l'extérieur comme à l'intérieur des maisons des riches, imaginant des sortes de panneaux publicitaires avant l'heure. Et il ajoute : « les images sont une prédication pour les yeux ».
Pour être complet, il faut également évoquer l'amitié, puis la collaboration entre Luther et l'un des plus grands peintres allemand de l'époque, Lucas Cranach (l'ancien). Ils étaient liés par des liens d'amitié très profonds, avaient des parrainages croisés et habitaient la même rue, au centre de Wittenberg. On peut parler à ce propos - c'est l'une des thèses personnelles que j'avance - d'une conversion réciproque entre le peintre et le réformateur : Cranach est devenu un fervent disciple de Luther, et le réformateur, au contact de son ami chez qui il faisait imprimer ses tracts illustrés, s'est ouvert au langage de l'art, et particulièrement à celui de la gravure.
Ces témoignages sont suffisamment clairs pour que l'on puisse affirmer que la réforme luthérienne fut, finalement, globalement favorable aux images. Mais avec une limitation importante : les images que Luther prône sont toujours soumises à l'Ecriture, ancillae theologiae, servantes de la théologie. Il s'agit d'images avant tout didactiques et pédagogiques. Elle ne sont là que pour renforcer le pouvoir de persuasion de la Parole, c'est-à-dire du texte de l'Ecriture. Du reste, les images de l'art luthérien sont toujours accompagnées de versets bibliques peints : il s'agit autant d'images d'écritures que d'écritures d'images. La notion d'oeuvre d'art, avec toute la liberté thématique et esthétique que cela implique, lui était une notion totalement étrangère. Luther s'est certes intéressé à l'image, mais il est resté indifférent à l'art.
3) Zwingli et Calvin : l'esthétique sans l'image
Par rapport à Luther, Zwingli et Calvin font de prime abord pâle figure. Non seulement ils n'ont jamais rien écrit de positif sur l'image religieuse, mais ils ont été soit acteurs (Zwingli) soit témoins (Calvin) d'un iconoclasme virulent. Contrairement à l'Allemagne, la Réforme en Suisse ne peut pas non plus s'enorgueillir d'avoir intéressé - et encore moins suscité - des artistes de renom. Au contraire : Holbein le Jeune a quitté Bâle pour aller travailler en Grande-Bretagne, tandis qu'à Berne un artiste brillant, Nicolas Manuel, renie sa vocation artistique pour se consacrer entièrement à la cause de la Réforme.
Il n'y a donc pas plus ennemis des arts que ces deux réformateurs. Peux eux, l'image religieuse n'est rien d'autre que l'idole dénoncée par les prophètes bibliques.
Il ne faudrait toutefois pas trop insister sur cet aspect négatif du rapport des réformateurs suisses et français à l'image, pour les raisons suivantes, que j'énonce brièvement :
L'image qu'ils dénonçaient n'était pas l'image moderne, renaissance, humaniste, contemporaine de leur époque, mais l'image de dévotion médiévale qui était de toute façon déjà condamnée à disparaître. Sur cette question, les réformateurs menèrent un combat d'arrière garde : ils se confrontaient à une image qui était déjà marginalisée dans le corps social, même si elle subsistait encore, quoique de manière de plus en plus périphérique, dans le corps ecclésial. On en a une preuve avec la fin de la production des grands retables qui a précédé, et non suivi, l'introduction de la Réforme. Il a manqué de surcroît à Zwingli et Calvin de côtoyer un Cranach ou un Dürer, c'est-à-dire une grande figure artistique de la Renaissance qui aurait produit sous leurs yeux des images non idolâtres.
Le refus des réformateurs suisses par rapport aux images n'était que la conséquence d'un refus plus fondamental, sur lequel ils concentraient toute leur attention, celui du sacrifice eucharistique de la messe. Ils ne faisaient pas vraiment la différence entre image et sacrement, la première n'étant que le prolongement du second. Dans la mesure où ils refusaient le réalisme sacramentaire, il ne pouvaient que rejeter sa transcription esthétique dans le réalisme plastique. La théologie et la pratique ecclésiale de la fin du Moyen Age avaient d'ailleurs tout fait pour brouiller les frontières entre images et eucharistie, la première n'étant souvent que la transcription visuelle de la seconde (avec par ex. le thème iconographie de la messe de St-Grégoire).
La pensée de Zwingli sur les images est moins radicale qu'on ne le pense, quand on la situe dans les faits. Zwingli a pensé cette question dans l'urgence, sous la pression populaire (il siégeait au Grand Conseil de la ville quand fut prise la décision d'éloigner les idoles des églises). Il était contre toute participation humaine à l'expression du divin. Mais de manière plus personnelle, il lui est arrivé de confier qu'il était ami et admirateur des arts : « Il n'y a pas plus grand admirateur de tableaux, de statues, et d'images que moi » ; on sait qu'il était un grand musicien. Il savait donc faire, lui aussi, la différence entre image et idole. Du reste, il n'a jamais interdit les vitraux dans les églises, car il avait remarqué qu'on ne les adorait pas. Sa mort précoce, sur le champ de bataille (à Cappel, en 1531 ), fait que sur cette question - comme sur d'autres - il n'a pas pu développer une pensée systématique sur laquelle on pourrait légitiment s'appuyer aujourd'hui.
Calvin est à certains égards plus radical que son aîné de Zürich : il n'admet pas les vitraux, aucune représentation, même humaine, du Christ, et souligne que l'interdit des images du Décalogue, dont il fait le second commandement, a une valeur exemplaire : toutes les images sont interdites par le Décalogue, et non les seules images adorées (ce que contredirait Luther). Mais sur ce point Calvin n'a pas toujours été d'une clarté exemplaire. On ne sait parfois pas très bien si toutes les images sont interdites, ou seulement celles qui ont un caractère idolâtre. Il admettait un art séculier - peintures historiques et paysages - en dehors des églises. Il dira même que « l'art de tailler et de peindre sont dons de Dieu ». En revanche, on sait que sur la question du sacrement, Calvin est plus modéré que Zwingli, et ne s'oppose pas absolument à un réalisme sacramentaire, à condition que ce soit l'Esprit - et non le prêtre - qui soit l'acteur principal.Ce n'est pas tout. A ces considérations qui relativisent un strict iconoclasme théorique (accentué par la suite dans la tradition calviniste), s'ajoute un découverte de taille : les écrits du Réformateur de Genève contiennent une ouverture esthétique indéniable, une esthétique ouverte à Dieu.
Pour Calvin, Dieu dans toute sa Gloire ( Soli Deo Gloria, est le thème principal de la pensée de Calvin) ne peut être que beau. Prenons la peine de lire attentivement les écrits de Calvin, en particulier son Commentaire des Psaumes et l'Institution chrétienne, le livre qui l'a accompagné toute sa vie. On découvre chez lui une esthétique théologique très développée, moderne même, et qui n'a pas son pareil chez les autres réformateurs. Si l'image est totalement niée, en revanche le sens de la vue est très développé dans l'Institution : pour Calvin l'homme qui écoute est aussi un homme qui voit. On a ainsi l'élaboration d'une nouvelle image, mais il s'agit d'une image mentale, abstraite, spirituelle.
Calvin pense la beauté, et l'articule à sa vision de Dieu, un Dieu glorieux, créateur, spirituel, céleste. La beauté est l'une des attributions du Dieu invisible, et fait intégralement partie de son geste créateur : « En créant le monde, il (Dieu) s'est comme paré, et est sorti en avant avec des ornements qui le rendent admirable, de quelque côté que nous tournions les yeux ». Commentant le Psaume 104, Calvin fait de la contemplation de Dieu le signe de la rencontre du croyant avec lui : « Même si Dieu est invisible, sa gloire est quand même visible. Quand il s'agit de son essence, il habite certes une lumière inaccessible ; mais aussi longtemps qu'il rayonne sur le monde entier, cette gloire est le vêtement dans lequel nous apparaît quand même d'une certaine façon visible celui qui en lui-même était caché ». Le réformateur de Genève nous invite donc à voir Dieu dans l'écoute de sa Parole et dans la contemplation d'une création sauvée par sa seule Grâce : « Ouvrons les yeux et nous serons tout confus » dit-il, avant de nous inviter à voir les signes de la Grâce de Dieu autour de nous et en nous.
La beauté de Dieu est, enfin, orientée vers la vision glorieuse du Royaume à venir. L'esthétique, chez Calvin, ouvre à l'eschatologie. Aussi ne sera-ton pas étonné de trouver encore des références à l'image spirituelle quand Calvin parle de la résurrection. Le Royaume de Dieu, dit-il est une réalité tellement merveilleuse qu'on ne peut en parler que par un langage d'images ; « quasi développé en figures », dit-il. Et il ajoute : « C'est pourquoi les prophètes, parce qu'ils ne pouvaient exprimer en paroles cette béatitude spirituelle dans sa substance, l'ont décrite et quasi dépeinte sous des figures corporelles ».
Il y a donc un paradoxe fondamental chez Calvin : l'image est refusée dans sa plasticité même, mais elle est spirituellement revendiquée comme pouvant, mieux encore que la Parole, exprimer la Gloire de Dieu et l'attente du Royaume à venir.
Les positions des deux réformateurs sont donc complémentaires : Luther revendique une image privée d'esthétique, et Calvin une esthétique privée d'image. En se fondant sur la pensée des deux réformateurs, on peut donc facilement esquisser une esthétique théologique fondée sur l'Ecriture.
Jérôme COTTIN
Tags : histoire
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