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Deutéronome 15.1-8. Fêtes des récoltes et dactions de grâces
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Deutéronome 15.1-8. Fêtes des récoltes et d'actions de grâces
Commençons par planter le décor. De l'autre côté du Jourdain, Moïse voit la terre promise. C'est la fin de l'exode. Quarante ans se sont écoulés depuis la sortie d'Egypte ; quarante longues années pendant lesquelles Dieu n'a jamais fait défaut. Toujours il a béni, accompagné, protégé, avec beaucoup de patience ; une patience têtue, amoureuse, obstinée. Et maintenant, la promesse faite à Abraham, Isaac et Jacob va s'accomplir. Les Hébreux, littéralement « les passants » (ceux qui voyagent) vont cesser d'être nomades pour devenir sédentaires. Ils ne seront plus étrangers au milieu des nations, mais fermement établis dans le pays que l'Eternel leur donne en héritage (verset 4). Dieu donne à ce peuple une existence politique, sociale, économique pour mener à bien la tâche qu'il lui a confiée : être le dépositaire de l'alliance et le témoin de sa grâce.
« C'est ta dernière mission, Moïse. Répète la loi à Israël, mon peuple ; adapte-la à sa nouvelle existence ! Qu'il sache bien quelle sera sa mission, et quelles forces je vais mettre à sa disposition ! »
Le patriarche, comme un bon pasteur, commence par mettre Dieu à l'honneur. Pour avancer, l'homme doit d'abord savoir d'où il vient. Pour aimer Dieu et son prochain, il doit connaître l'amour de Dieu pour lui-même. Les premiers chapitres du Deutéronome commencent donc par un résumé de l'histoire collective, un condensé des termes de l'alliance. Au coeur de l'enseignement, bien sûr, on trouve le Décalogue. Craindre et aimer Dieu de tout son coeur est la base même de l'alliance ; l'observation des autres commandements repose sur elle... La suite du livre se présente comme un vaste code civil, un recueil de prescriptions morales, mais aussi juridiques. Tout cela doit préserver et guider le peuple au seuil de l'inconnu.
Le passage d'aujourd'hui se trouve dans cette seconde partie. Le mot « relâche » qui revient sans cesse est un peu passé de mode aujourd'hui. Quand on fréquente les théâtres, on sait que la relâche correspond au repos des comédiens : pas de représentations ce jour-là. Les marins désignent encore par ce mot le lieu où le navire fait escale, le port où l'on peut enfin se reposer.
Ici, c'est Dieu qui ordonne une trêve. Il dit aux créanciers : laissez vos débiteurs tranquilles pendant l'année de relâche. Laissez-les souffler ; n'exigez rien d'eux. Et surtout, veillez à ce qu'il n'y ait pas de pauvres chez vous. Rééquilibrez les richesses ; faites preuve de compassion.
Quand on vote une loi, c'est qu'elle correspond à un besoin. Et quand Dieu prescrit quelque chose, ce n'est jamais pour rien. L'homme n'incline pas naturellement à la bienveillance, ni au partage. Son truc, c'est plutôt de travailler sans relâche pour accroître ses biens et son confort.
Est-ce une bonne chose ? Pas toujours. Esaïe, déjà, dénonce le scandale social que provoque la disparité des biens : « Malheur à ceux qui ajoutent maison à maison - dit le prophète - et qui joignent champ à champ, jusqu'à ce qu'il n'y ait plus d'espace et qu'ils habitent seuls au milieu du pays » (5.8). Un réquisitoire que ne renierait pas Arlette Laguiller !
L'Ecclésiaste, en observateur attentif de l'âme humaine, écrit : « J'ai vu que tout travail et toute habileté dans le travail n'est que jalousie de l'homme à l'égard de son prochain » (4, 4). Salomon encore, met en garde contre cette frénésie de la possession : « En vain - dit-il - vous vous levez de bon matin, vous vous couchez tard, et vous mangez le pain de douleur ; Dieu en donne autant à ses bien-aimés pendant leur sommeil » (127).
Cette dernière réplique nous rappelle bien sûr la parabole de ce riche qui l'était beaucoup pour lui-même, mais nullement pour Dieu. Et cette conclusion frappante du Seigneur : là où est ton trésor, là aussi sera ton coeur.
Alors, pour convaincre ses troupes du bien-fondé de la relâche, Moïse replace cette démarche dans l'économie du salut. « Dieu ne vous demande pas de faire cet effort les premiers ; comme un geste vers lui. Dieu ne marchande pas sa bénédiction en échange d'une bonne conduite ! Considérez un instant ce qu'il a fait pour vous. Voyez ce pays qu'il vous donne pour que vous en preniez possession. Il ne vous a coûté aucune peine, alors n'en infligez pas à d'autres ! Il vous le donne tout entier, alors soyez équitables ! Même les batailles que vous aurez à livrer vous montreront de quelle façon Dieu presse l'ennemi ; alors toi, cette année-là, ne presse pas ton prochain » ! Le maître mot, c'est la reconnaissance.
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Et puis, cette année de relâche est la conséquence logique d'une disposition antérieure. L'ordonnance de Lévitique 25, l'année sabbatique. « Pendant six années, dit Dieu, tu ensemenceras ton champ ; pendant six années tu tailleras ta vigne et tu en recueilleras les fruits. Mais la septième année sera un sabbat, un temps de repos pour la terre, un sabbat en l'honneur de l'Eternel » ! Voilà pourquoi ceux qui avaient emprunté n'étaient pas « solvables » cette année-là. L'interruption des remboursements était d'autant plus nécessaire qu'il n'y avait plus vraiment de rentrée d'argent. La terre était au repos et ce qui poussait de soi-même appartenait à tout le monde, en particulier aux pauvres. Je ne sais pas ce que vous en pensez, mais rien que des textes comme ceux-là - qui ne sont pas, à proprement parler... spirituels, devraient rendre muets ceux qui haïssent la Bible ! Où trouve-t-on une législation semblable chez les peuples de l'antiquité ? Qu'ils soient romains, grecs ou égyptiens, où pratiquait-on de telles mesures sociales ? Et quand je pense aux civilisations qui se sont succédé depuis, à la misère des plus pauvres...
Aujourd'hui, d'autres voix que les prophètes dénoncent les inégalités criantes de la société. Le gouvernement français a présenté mercredi un projet de budget 2011 d'austérité pour engager le pays dans un effort sans précédent de réduction de ses déficits record ; parallèlement, 40 groupes réunis dans le CAC 40 cumulent des bénéfices de plus de 100 milliards d'euros. Notre pays frise à nouveau le seuil des 10 % de chômeurs tandis que le groupe Seb délocalise en Chine, Amora en Pologne et Renaud en Roumanie... Gain de productivité, gain de temps...
Dans notre passage, les croyants devaient reconnaître que leur temps appartenait à Dieu. Deux signes forts : la consécration du septième jour, ressourcement pour l'âme après toute une semaine soumise aux besoins du corps. Puis la consécration d'une année sur sept. C'est l'affirmation que le pays, la terre sur laquelle on vit et qui nourrit est un don de Dieu, une faveur de l'Eternel.
Plus insensée encore : l'année du jubilé, tous les quarante-neuf ans - ce qui correspondait à sept fois sept années sabbatiques. Cette année-là, le son puissant du Yobel - la corne du bélier - retentissait partout en Israël, un peu comme les sirènes dans notre pays, chaque premier mercredi du mois. Cette année-là, la loi ordonnait que les hypothèques soient levées, que chacun retrouve sa propriété et les esclaves leurs familles. C'est pourquoi cette année était encore appelée « année de la liberté ».
Il est donc tout à fait naturel que l'annonce du Messie ait été associée à ces temps si particuliers. Pour illustrer les réalités du Royaume de Dieu, le prophète avait à sa disposition toutes les analogies offertes par les années de relâche et de jubilé. Un seul exemple, bien connu : les paroles d'Esaïe que Jésus appliquera à sa personne : « L'Esprit du Seigneur, l'Eternel est sur moi car l'Eternel m'a oint pour porter de bonnes nouvelles aux malheureux ; il m'a envoyé pour guérir ceux qui ont le coeur brisé, pour proclamer aux captifs la liberté et aux prisonniers la délivrance ; pour publier une année de grâce de l'Eternel, pour consoler tous les affligés » (61).
II
L'année de relâche. Nous venons d'entendre ce qu'elle était pour Israël. Voyons maintenant ce qu'elle est pour nous, chrétiens.
La plupart des gens savent ce qu'est une année sabbatique. L'expression est entrée dans le langage courant pour désigner une parenthèse dans la vie professionnelle, un retrait volontaire pour s'accorder du repos ou se consacrer à une autre activité. Mais... c'est à peu près tout ce qui reste de connaissance chez nos contemporains. Car la suite, l'aboutissement, le prolongement des lois de Moïse est donné par l'Evangile.
Par exemple, le Nouveau Testament révèle que les prêtres célébraient « un culte, image et ombre des choses célestes, comme Moïse en fut divinement averti lorsqu'il allait construire le tabernacle » (Hb 8.5). Qui est l'incarnation de ces choses célestes ? Paul répond : « C'était l'ombre des choses à venir, mais le corps est en Christ » (Col 2.17) !
Frères et soeurs, ce n'est plus tout les sept ans que Dieu accorde à son peuple l'année de relâche ! « Quand les temps ont été accomplis, écrit encore l'apôtre aux Galates, Dieu a envoyé son Fils, né d'une femme, né sous la
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loi, afin qu'il rachète ceux qui étaient sous la loi, afin que nous recevions l'adoption » (4).
Nous avons dit que le relâche consistait à suspendre les dettes. Or, Paul emploie le terme de rachat : « Dieu a envoyé son Fils afin qu'il rachète ceux qui étaient sous la loi ».
Etions-nous donc les débiteurs de Dieu ? Les paraboles du Royaume nous répondent. Elles comparent la relation entre l'homme et Dieu à celle d'un roi et d'un serviteur endetté jusqu'au cou ! Matthieu rapporte que sa dette est si importante qu'il supplie le roi de la suspendre. Et le roi fait beaucoup plus que cela : il efface son ardoise (18.27) ! Quand Esaïe annonce que le Messie proclamera aux captifs la liberté, et aux prisonniers la délivrance, c'est pour affirmer que la dette immense qui nous séparait de Dieu, c'est notre péché.
Etre criblé de dettes est une situation intenable. On a vu des gens ruinés se supprimer de désespoir. Le Saint-Esprit affirme que la situation - non pas économique, mais spirituelle - des hommes est parfaitement semblable : « Vous étiez morts par vos offenses », dit l'Ecriture.
Dans ces conditions, le rédempteur - littéralement : celui qui annule la dette, qui rachète - ne pouvait venir que d'en haut. C'est pourquoi, poursuit Paul, Dieu « nous a rendus à la vie avec lui, en nous faisant grâce pour toutes nos offenses ; il a effacé l'acte dont les ordonnances nous condamnaient et qui subsistaient contre nous, et il l'a éliminé en le clouant à la croix » (Col. 2.13) !
Un ami Américain m'a raconté que dans sa paroisse, chaque Vendredi saint, le pasteur termine le culte en refermant brusquement, en faisant claquer la Bible. Tout est accompli - clac : comme le marteau d'un commissaire priseur pour marquer la clôture d'une transaction - l'agneau de Dieu a enlevé le péché du monde ! »
Eh bien voyez, le registre comptable de tous nos péchés s'est refermé aussi brutalement à Golgotha. Paul dit : « Dieu a effacé l'acte, en le clouant à la croix ».
Alors oui, la corne du bélier peut sonner, l'année du Jubilée peut être proclamée car toute la Bonne Nouvelle est un chant de délivrance. Jésus dit aux Juifs : « Si le Fils vous affranchit, vous serez réellement libres » et « si quelqu'un garde ma parole, il ne verra jamais la mort ».
Terminons en soulignant que l'année de relâche n'était pas un privilège individuel, mais un bien collectif. Tous, et surtout les pauvres, bénéficiaient du repos par la bienfaisance des plus riches. Moïse écrit : « tu n'endurciras point ton coeur et tu ne fermeras point ta main devant ton frère indigent » (v.7)... Cela me rappelle cette magnifique parole aux Romains, chapitre 13 : « Ne contractez d'autres dettes que celle de l'amour » !
Vous que la liberté de l'Evangile a affranchis, faites-vous serviteurs les uns des autres et de la justice ! Ainsi, personne ne peut dire : je ne sais que faire de ma vie chrétienne ; je ne sais pas comment utiliser les dons que j'ai reçus.
L'hiver approche et nous avons douillettement rallumé notre chauffage. Or nous savons qu'ils seront encore des centaines à dormir dehors dans les rues des grandes villes. Tous les travailleurs sociaux s'accordent à dire que ce qui tue ces gens, ce n'est pas le froid : c'est l'abandon et la solitude. Quelle sera notre réponse à leur solitude ?
Il y a aussi, bien sûr, et la fête d'aujourd'hui nous le rappelle, les besoins immédiats de nos communautés et de la mission. Entretenir les temples, publier des bibles, rémunérer les pasteurs : personne ne fera cela à notre place. Foi et partage se trouvent par exemple réunis dans cette phrase d'une épître : Par Jésus, « offrons sans cesse à Dieu un sacrifice de louange, c'est-à-dire le fruit de lèvres qui confessent son nom. Et n'oubliez pas la bienfaisance et la libéralité, car c'est à de tels sacrifices que Dieu prend plaisir ».
Que notre désir d'accomplir le bon plaisir de Dieu, et la grâce de notre Seigneur Jésus-Christ, fassent de nous des chrétiens solidaires pour être conduits ensemble vers le temps de relâche par excellence, l'éternité sabbatique auprès de Dieu, notre sauveur ! Amen !
Tags : pensée
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